Par Sylvain Fontaine le samedi, décembre 31 2011, 15:40
Salvador Dali,
Corpus hypercubus, 1954.
Dans le fond il faudrait réintroduire
le sacré en littérature, retrouver une parole sacrée. Ce n'est
qu'un des aspects de la littérature, mais il est central. Dans le
fond il donne sens à tous les autres.
Je viens de découvrir une exposition
consacrée aux rapports entre l'art moderne et la religion : Traces
du sacré, qui se tint au Centre Pompidou du 7 mai au 11 août
2008. Magie de l'internet : le contenu est en ligne.
C'est pour l'instant surtout le
prologue de cette exposition qui a retenu mon attention, une
conversation entre Marcel Gauchet et Jean de Loisy, animée par Roger
Rotmann, qui se déroula le 24 avril 2008. La vidéo est ici :
http://traces-du-sacre.centrepompidou.fr/exposition/autour_exposition.php?id=108
Discussion de haute volée, sans doute
incompréhensible sans une connaissance des grandes lignes de
l'histoire politique, intellectuelle et artistique des deux derniers
siècles. J'ai éprouvé le besoin de mettre noir sur blanc cet
échange entre les trois hommes ; l'audiovisuel a ses limites... Ce
faisant, j'ai procédé à un remix pour améliorer la logique de
l'ensemble. J'espère ne pas trop avoir fait dire aux trois hommes
autre chose que leur pensée...
<< Il y a une connection entre l'art et la
religion. C'est une des manière d'écrire l'histoire de l'art. Il
s'agit de comprendre cette connection.
L'art a gagné en importance sociale au
fur et à mesure de son émancipation de la religion, dont il était
au départ un serviteur. Durant toute la période "classique"
de l'art, du XVè au XIXè siècle, il tire son prestige d'une
ambiguité sur sa fonction. Là, à la fois il atteste de l'autonomie
du monde humain ; c'est l'artiste comme inventeur, comme démiurge,
comme producteur d'un monde qui ne doit qu'à l'homme ; mais d'autre
part, il entretient une connivence avec le religieux, il est un
associé-rival, et bénéficie d'un "transfert direct de
sacralité", soit qu'il se situe dans le prolongement de la
religion, ou dans une liberté revendiquée contre la religion.
La rupture, qu'on datera grossièrement
en 1900, c'est le rejet du rôle organisateur des religions dans nos
sociétés, manifesté par un anti-cléricalisme virulent. L'art se
trouve alors devant une grand bifurcation. Il participe de cette
émancipation, et devient dans la culture moderne le seul commerce
possible de l'humain avec l'invisible. C'est le moment glorieux de
l'art.
Il y aura d'une part chez les artistes
une inquiétude devant cet éloignement du religieux. « Je poursuis
en vain ce dieu qui se retire » (Baudelaire). Les romantiques
allemands vont ainsi partir à la recherche d'un ordre supérieur à
déchiffrer dans la Nature. Il y aura une volonté des artistes de
donner à leur oeuvre une présence insistante, à défaut d'une
valeur spirituelle articulée à une religion ou à une politique.
D'où l'intérêt pour le dyonisiaque, le chamanisme, les formes
extra-européennes d'art (Nijinski, Picasso, Bataille...), qui
traduisent le désir de contacter le sacré, en dehors de toutes
croyances.
Il faut rappeler le choc bien oublié
aujourd'hui des découvertes ethnographiques. Notamment des religions
non-occidentales, riches de profondeurs vécues, en regard du
dogmatisme de la religion occidentale. Il faut aussi évoquer, pour
expliquer ce sous-courant si puissant, la notion de "vie",
une des lignes de force de la philosophie du 20ème siècle, qui
consacre le corps, et notamment la danse. Celle-ci ne sera jamais un
pur exercice corporel, mais aussi une communication avec des
puissances telluriques et cosmiques, renvoyant à une sacralité
primordiale. Pendant quelques années, la danse deviendra le premier
des arts, rassemblant le monde pulsionnel et le monde spirituel dans
le même corps, corps saisi par le "tout-autre".
Les artistes vont aussi travailler
fortement à inventer un nouvel humain, une utopie extrêmement
politique. Ils vont travailler à une architecture pour ce nouvel
humain, une spiritualité ou des formes artistiques pour ce nouvel
humain. Voir Paul Klee, ''homo novus''.
"L'homme nouveau" est une
idée qui remonte à la Révolution française, faisant écho à
Saint-Paul et à l'idée de conversion, la transformation de l'homme
par l'intérieur. Les Saint-simoniens ont mis les premiers en avant
le rôle dans une Révolution des "hommes à imagination."
De confidentielle, cette idée devient plus largement partagée vers
1900 par ce qui devient "l'avant-garde" culturelle. Le
20ème siècle est le siècle des révolutions, où il s'agit non
plus seulement de prendre les manettes de l'Etat, mais d'inventer un
nouveau monde qui ne doit qu'à l'humain. L'imaginaire
révolutionnaire se répand. L'altérité du futur devient
constituante de l'image que la collectivité a d'elle-même.
Par ailleurs Freud révèle un nouvel
espace intérieur, dont nous ne savons rien, sinon qu'il est décisif.
Se révèlent aussi des invisibles cosmiques, par l'astrophysique,
par les rayons X, c'est l'invisible de l'esprit, l'inconscient de la
vue.
Il s'agit de donner un contenu à ce
futur riche de potentialités extraordinaires, de donner une forme
tangible à ces inconnus. Les artistes deviennent les moteurs de
l'invention historique.
Cet espoir est vécu par certains d'une
façon tragique, avec le pressentiment de guerres à venir
nécessaires, préludes d'une nouvelle période de fraternité. Les
totalitarismes vont pervertir l'idée d'homme nouveau. L'empreinte de
la structuration religieuse est restée omniprésente, sur un mode
inconscient. Officiellement anti-religieuses, ces idéologies veulent
réinventer en termes séculiers l'organisation religieuse des
sociétés. L'effondrement va être terrible,
Les historiens de l'art d'après 1940
se replient sur le formalisme. Ils ne prennent plus au sérieux, chez
les artistes du début du 20ème siècle, ce qui n'est plus pour eux
qu'un discours d'accompagnement, telles que les spéculations
mystagogiques de Kandisky, de Mondrian ou de Klee. Alors qu'on ne
peut pas comprendre cet art en dehors de ces discours. Le discours
formaliste permet de maintenir les ambitions initiales, tout en les
contenant dans une sphère "professionnelle", dans un monde
de spécialistes.
Des liens se maintiennent avec le
social. Notamment les Eglises sollicitent les artistes, qui répondent
volontiers, notamment par désir de recréer une communauté des
humains. Mais globalement les artistes n'interviennent plus qu'en
tant qu'experts es-structures formelles. On ne sait pas ce que tout
ça peut produire, mais on suppose que ça a un lien avec des
profondeurs sociales dans lesquelles on continue à croire, même si
les grandes espérances ont disparu. Les années 50 auront la beat
generation, les années 60 le flower power, des volontés de
retrouver un autre ordre contre les valeurs corrompues de la société
occidentale, mais en rejetant la politique.
Les années 70 amèneront la fin de
l'utopie, l'effacement du rôle organisateur de la religion, la
cassure de l'individuel et du collectif. Ce qui a des effet
considérables pour la définition de l'artiste. L'art quitte le
spirituel, la recherche d'un nouveau monde inter-humain, l'artiste va
devenir l'individu par excellence, un sur-individu qui s'explore. Il
y a simultanément une euphorie de la marchandise, du monde matériel,
des phénomènes de vedettisation, de survalorisation marchande de
l'art. On pourrait y voir une « religion de l'art ». Mais la «
religion » doit rigoureusement s'entendre comme un discours
substantiel sur un invisible ou une altérité avec laquelle on
essaie de se mettre en rapport (altérité qui peut être celle de
l'avenir, ce qui va advenir au terme d'une révolution). On n'a plus
rien de tel. C'est formellement la notion de sacralisation qui
s'applique le mieux au nouveau statut de l'art, un sacré compris en
tant que moment extraordinaire, "performance",
extra-territorialité, manifestation concrète de quelque chose d'un
autre ordre. Ce sacré peut n'être qu'à l'état de traces, et est
sans articulation avec un discours religieux ou spirituel. La
croyance en nous, qui demeure considérable, trouve dans l'art une
place essentielle. Un signe de cette place est l'importance du musée
aujourd'hui. Une forme essentielle du religieux s'y retrouve, son
caractère fédérateur. L'art est la catégorie d'objets susceptible
d'une croyance commune, et au fond la seule dans le monde où nous
sommes. Probablement parce qu'il offre la possibilité d'échapper au
monde matériel qui nous domine, incarne la possibilité d'un
territoire spirituel de l'homme.
La sortie de la religion en tant que
force organisatrice de la société est probablement définitif. En
revanche, le choc en retour de la sortie de la religion est la
redécouverte du religieux au moment où il s'enfuit. Le discours
fondamental des sociétés occidentales, hérité des Lumières,
révèle ses insuffisances en renvoyant la religion à la
superstition, l'obscurantisme, au fanatisme. On s'aperçoit que la
religion mérite une attention plus approfondie, qu'elle a été
extrêmement importante dans la vie des sociétés, et certains
tenants des Lumières reconnaissent que quelque chose les relie à
l'expérience religieuse. Cela donne la montée de "la
spiritualité", du religieux en dehors de toute institution.
Par exemple la lecture de l'art comme
expérience spirituelle redevient une direction de pensée
parfaitement légitime. En politique, à l'heure où disparait la
confrontation violente entre le rationalisme et la religion, à
l'heure du pluralisme, la religion est un droit de la conscience
individuelle reconnu parfaitement valide, ce qui va jusqu'à la
reconnaissance de l'affirmation de l'identité religieuse dans
l'espace publique.
Et d'autre part, la sortie de la
religion touche aussi des sociétés qui ne participaient pas du
développement de la modernité occidentale. On assiste alors à
l'émergence des fondamentalismes.
Il y a donc une résurgence du
religieux dans l'espace publique, soit comme repoussoir dans le cas
des fondamentalismes, soit comme une des options normales de
l'individu démocratique. Le bouleversement des repères est
considérable.
Un nouvel art va naitre, capable de
transfigurer l'expérience quotidienne. Cette invention par nature ne
se programme pas, mais il y aura un retour à un sens primordial de
l'art. D'abord à l'attestation de la dignité de l'humain, comme
précisément capable d'invention. Dans un monde trivialisant, ou
tout s'échange et s'achète, il est besoin d'une catégorie d'objets
qui attestent d'autres capacités dans l'humain. Ensuite un retour à
ce caractère constituant de notre imaginaire qui nous tourne vers
"de l'autre". La réalité ne nous suffit pas, à tout le
moins il faut que nous la regardions d'un autre oeil. Tout ceci
occupe la place que formellement le sacré occupait dans les sociétés
anciennes, même si un discours religieux substantiel sur cette
sacralité ne semble plus possible. >>